Pensées haïtiennes
Pensées entremêlées ….
par Edith Kolo Favoreu 30 octobre 2010
Sans prétention aucune mais plutôt répondant à une impétueuse nécessité de partager mes pensées, cette nébuleuse colorée et contrastée, je vous livre ces quelques mots.
Deuxième séjour en Haïti, deuxième seulement mais déjà cette sensation de comprendre de moins en moins un pays que j’aime de plus en plus.
Je reviens personnellement enrichie mais si troublée ; émotionnellement touchée mais profondément perturbée ; intellectuellement nourrie et pourtant si confuse et circonspecte ; professionnellement renforcée dans mes convictions tout en étant éminemment perplexe et critique.
Neuf mois après le séisme, et 4 mois depuis ma première découverte d’Haïti, tout au moins d’une parcelle de Port-au-Prince et d’un ilot de l’Artibonite et du Cap Haïtien, rien ne semble avoir fondamentalement changé même si beaucoup de choses ne sont plus les mêmes.
L’aéroport s’est “civilisé”, pacifié, défait, peut être seulement temporairement, des avions militaires et des tentes de l’armée américaine. Il y a moins de gravats, moins de voiture d’ONG, plus d’affiche politique … à l’œil nu, ce sont les seuls changements que je relève, vision partielle certes, mais vision panoramique d’une capitale qui n’en finit de s’ancrer dans un marasme pervers, une insoutenable pesanteur, écrasée sous le poids des pierres, des morts d’hier et des survivants d’aujourd’hui. Survivre, tel semble être le souffle communément partagé. Vital, il permet la dignité de tout un chacun, au delà de la souffrance, du deuil, parfois de l’absence de la possibilité de deuil, de la vie dans les camps.
A la guerre des chiffres d’il y a 4 mois, s’est substitué le vertige des chiffres. 1 millions 500 personnes sont dans les camps, 30 % d’entre eux, ce qui représente la moitié des personnes, sont gérés par des ONG. Les autres sont autonomes, abandonnés, … L’aide persiste, mettant sous perfusion des individus, souvent victimes d’une souffrance multiforme mais parfois aussi opportunistes d’une réalité sans opportunité réelle. L’aide sélectionne, seuls ceux étant dans les camps accédant à la distribution de nourriture et aux soins….les enfants des rues, à qui on a pris d’assaut leur espace de vie, ne peuvent recourir à cette assistance alors même que leur territoire n’est plus leur. Les personnes qui ont choisi de rester prêts de leur maison, se privent alors d’un accès à une aide localisée, territorialisée. Les camps deviennent des communautés, au sein desquels des droits et des devoirs se substituent à une situation nationale en déliquescence de normes, ou plus exactement de leur application tout autant que de leur respect. Pourtant, ce sont aussi des zones de non droits ou la violence et les violences sexuelles reflètent un quotidien d’abandon. Les victimes réfugiés en province sont parmi les grands oubliés, indénombrables, en migration permanente… ils dénoncent souvent l’absence d’aide et mettent en place des stratégies favorisant une migration interne. Ces nomades du désespoir, pourtant toujours en quête d’un espoir du plus et du mieux, éclatent leurs familles et transitent de leur province ressourçante vers une capitale encore et malgré tout synonyme de potentialités.
Si l’Etat semble ne pas exister, l’Etat n’en fini d’exister. Par sa politique du statu quo, son inaction et sa répression, l’Etat est omniprésent. Par contre, l’Etat démocratique n’existe pas, qui plus est l’Etat Nation Démocratique qui n’est aux yeux d’une profane que je suis, qu’un idéal type sans aucune réalité effective. Où est la vision nationale, l’identité, le projet unitaire Haïtien ? Alors même que pour le regard extérieur, Haïti regorge d’une fierté indéniable et de potentialités innombrables.
Les intellectuels haïtiens parlent, écrivent, dénoncent, proposent. Leurs paroles et leurs écrits raisonnent comme autant de vérités, pourtant a priori inaudibles pour une certaine élite politique, pour une certaine communauté internationale démesurément intéressée, pour une certaine tranche de la population en quête d’identité…
Et pourtant, complexité, paradoxes, délicatesses raisonnent dans ma tête tout autant que dans les bouches des acteurs, des praticiens, des chercheurs. Rien n’est si simple ….entre une communauté internationale outrageusement présente, à travers la MINUSTHA, les ONG, les OI, …les puissances occidentales certes, mais aussi les pays du Sud et notamment de la CARICOM…entre ses potentielles motivations, politiques, géostratégiques, pour des ressources naturelles dont l’existence controversée n’en favorise pas moins un attrait incontesté. ….entre une aide reconnue comme éminemment utile les premiers jours, défaillante aujourd’hui dans les camps, tutélaire et à contre courant d’un développement durable, favorisant une économie perverse corrélée à une hausse vertigineuse des prix….Mais que fallait-il faire différemment ? Aurait-ce était pire ? Mieux ? Il semble plus que jamais nécessaire d’évaluer et de prendre des mesures en conséquence.
Un Etat haïtien défaillant, invisible et pourtant omniprésent, incapable d’assurer un processus démocratique en dépit des élections à venir proposant 19 candidats. Alors que la démocratie semble n’être qu’un masque, une mascarade orchestrée, théâtre de tous les absurdes, la situation semble satisfaire tout le monde international poussé d’un idéal démocratique tout autant qu’insurger les nationaux au nom de ce même idéal. La démocratie mensongeuse ne semble être en réalité qu’une désignation déguisée. Puissions-nous nous tromper et être désavouer dans nos pronostics.
Mais, paradoxe encore, l’insurrection perceptible dans les propos subversifs, durs et assurément non complaisants ne conduit pas à un soulèvement populaire. Pourquoi? L’absence de leader, de mises en réseau semble ancrer le pays dans un nouveau statu quo, nouveau mais en continuité et conformité avec celui du passé. Et pourtant, les Haïtiens font, se battent et luttent. Au niveau local on assiste à une reterritorialisation des activités, à une réappropriation des espaces, à une motivation de la conscience et de l’action collective. L’espoir est là, encore vivant, envers et contre tout, on l’espère envers contre tous, par tous et pour tous.
Ainsi, tous les extrêmes cohabitent dans un schéma ou le consensus peine à poindre. La résignation est patente. L’action et la conviction du potentiel de changement est également indéniable. La psychose collective corrélée à une crise identitaire aigue est perceptible. La force de vie, la compétence et l’engagement sont de plus en plus visibles, de moins en moins isolés… et, je le souhaite, effectivement porteurs.
Que comprendre de cette complexité déroutante, de cette foi à la fois aliénante tout autant que vecteur de ferveur, de force et d’espoir ? Que penser de l’aide internationale, utile dans les premiers temps, en partie inadaptée aujourd’hui, et qui risque de déstructurer une société entière, déjà si fragile, demain et après demain ? L’erreur ne serait-elle pas préférable au statu quo ? L’hypocrisie de l’aide ne pourrait elle pas se métamorphoser en une aide réflexive, où la pensée critique préside à l’action concertée, ancrée dans la réalité, en appui des potentialités locales ?
Mon amie Claire Lise Zaug a dit un jour que, plus elle va en Haïti et moins elle comprend, tout se complexifiant et se chevauchant….je la rejoins, à mon grand désarrois …mais je suis ravie que de nombreux haïtiens et haïtiennes veulent donner leur vision d’Haïti, Haïti d’hier, entre fierté et tutelle, Haïti d’aujourd’hui, entre reconstruction et refondation, Haïti de demain, entre craintes et espoirs.
Plus que jamais, les haïtiens doivent construisent leur Haïti. Mais tout comme la démocratie, cette construction endogène doit être réelle, à mon humble avis motivée seulement par l’empowement et le développement local endogène, un développement approprié basé sur une logique locale, raisonnée et libre.
EIRENE SUISSE – Responsable Haïti / Responsable formation.
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